06/12/13

Caisses d’assurance maladie soumises à la directive relative aux pratiques commerciales déloyales : quid des autorités publiq…

Il a longtemps été admis que les réglementations européenne et belge relatives aux pratiques commerciales s’appliquaient uniquement aux autorités pour autant qu’elles agissent en tant qu’ « entreprise ». La jurisprudence récente de la Cour de justice a néanmoins changé la donne.

Les points de départ pour l’application « personnelle » de la Loi du 6 avril 2010 relative aux pratiques du marché et à la protection du consommateur (« LPMC ») sont, entre autres, les « entreprises » et les « consommateurs ». Ainsi, il n’est question de pratiques commerciales trompeuses au sens de l’article 88 LPMC que lorsqu’il y a une pratique émanant d’une « entreprise » vis-à-vis d’un « consommateur ».1 L’article 2, 1° LPMC définit ‘entreprise’ comme « toute personne physique ou personne morale poursuivant de manière durable un but économique, y compris ses associations ». Par cette définition, le législateur a tenté de s’accorder à la notion de ‘entreprise’ contenue dans le droit de la concurrence belge et européen.

Il ressort d’un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 3 octobre 2013 que cette définition ne semble pas assez étendue ou devrait, du moins pour ce qui concerne l’application de la LPMC, être interprétée de manière plus large que ce qui est le cas aujourd’hui. D’autre part, cette définition ne coïnciderait pas assez avec la notion similaire de ‘entreprise’ en droit de la concurrence.2

L’affaire concernait une caisse d’assurance maladie (la BKK) soumise au régime légal de la sécurité sociale allemande, constituée sous la forme d’un organisme de droit public. Les faits en cause concernaient une information, diffusée par cette caisse d’assurance maladie, sur les conséquences (entendez les désavantages) que ses affiliés risquaient en cas de changement de caisse. Que cette information constitue une pratique trompeuse n’a pas été contestée. Néanmoins, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice d’Allemagne) s’est ensuite demandé si cette caisse exerçait bel et bien une activité économique et ne poursuivait pas plutôt un objectif exclusivement social (ce qui, selon la juridiction allemande, exclurait cette pratique du champ d’application de la Directive en ce que la caisse d’assurance maladie ne serait dès lors pas considérée comme une entreprise).

Pour répondre à la question, la Cour établit en premier lieu que malgré l’emploi indistinct des notions de ‘professionnel’ et d’‘entreprise’ dans la Directive, ces notions doivent revêtir une signification identique. En deuxième lieu, la Cour se réfère à la définition de ‘professionnel’ reprise à l’article 2(b) de la Directive relative aux pratiques commerciales déloyales : « toute personne physique ou morale qui, pour les pratiques commerciales relevant de cette directive, agit à des fins qui entrent dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale, et toute personne agissant au nom ou pour le compte d’un professionnel ». La Cour estime que cette définition est très large et vise toute personne physique ou morale dès lors « qu’elle exerce une activité rémunérée et n’exclut de son champ d’application ni les entités poursuivant une mission d’intérêt général ni celles qui revêtent un statut de droit public ».

La Cour joue ensuite la carte de la protection des consommateurs en indiquant que l’objectif poursuivi par la Directive relative aux pratiques commerciales déloyales « consistant à protéger pleinement les consommateurs contre des pratiques de cette nature, repose sur la circonstance que, par rapport à un professionnel, le consommateur se trouve dans une position d’infériorité, en ce qu’il doit être réputé économiquement plus faible et juridiquement moins expérimenté que son cocontractant ».

Dans son élan, la Cour ajoute que :

36. Aussi la Cour a-t-elle déjà jugé que, aux fins de l’interprétation de ladite directive, la notion de consommateur revêt une importance primordiale et que les dispositions de celle-ci sont conçues essentiellement dans l’optique du consommateur en tant que destinataire et victime de pratiques commerciales déloyales (voir, en ce sens, arrêts du 12 mai 2011, Ving Sverige, C 122/10, Rec. p. I 3903, points 22 et 23, ainsi que du 19 septembre 2013, CHS Tour Services, C 435/11, non encore publié au Recueil, point 43).

37. Or, dans une situation telle que celle en cause au principal, les affiliés de BKK, qui doivent à l’évidence être considérés comme des consommateurs au sens de la directive sur les pratiques commerciales déloyales, risquent d’être induits en erreur par les informations trompeuses diffusées par cet organisme en les empêchant de faire un choix en connaissance de cause (voir considérant 14 de cette directive) et en les amenant ainsi à prendre une décision qu’ils n’auraient pas prise en l’absence de telles informations, ainsi que le prévoit l’article 6, paragraphe 1, de la même directive. Dans ce contexte, le caractère public ou privé de l’organisme en cause de même que la mission spécifique que ce dernier poursuit sont dépourvus de pertinence.

La conclusion est dès lors logique :

38. Compte tenu de ce qui précède, il convient de reconnaître à un organisme tel que BKK la qualité de «professionnel» au sens de ladite directive.

39. L’interprétation qui précède est en effet la seule qui est de nature à assurer le plein effet à la directive sur les pratiques commerciales déloyales, en garantissant que, conformément à l’exigence d’un niveau élevé de protection des consommateurs, les pratiques commerciales déloyales soient combattues de manière efficace.

Bien que l’arrêt ne mentionne pas l’ensemble du cadre légal allemand des institutions concernées, il peut être souligné que les caisses d’assurance maladie exerçant une mission légale dans le domaine de la sécurité sociale ne sont pas considérées comme des professionnels en vertu du droit de la concurrence, ce qui avait d’ailleurs déjà été confirmé par la Cour concernant les caisses allemandes d’assurance maladie.3 En ce sens, l’arrêt actuel semble donc bel et bien adopter une définition plus large des entités (et, partant, de la notion de ‘professionnel/entreprise’) qui relèvent de la Directive relative aux pratiques commerciales déloyales, que ce qui prévaut en droit de la concurrence.

La première conclusion de cet arrêt est que les caisses d’assurance maladie en Belgique devront à présent se rendre compte qu’elles relèvent, en principe, aussi pour leur mission principale de sécurité sociale, du champ d’application de la Directive relative aux pratiques commerciales. Jusqu’à aujourd’hui, il était en effet admis qu’elles n’étaient des ‘entreprises/professionnels’ que dans la mesure où elles offraient des tâches non essentielles (telles que l’offre d’assurances hospitalisation complémentaire4). Les autorités publiques « traditionnelles » devront également se poser la même question à chaque fois qu’elles exerceront une activité contre rémunération, peu importe qu’elles effectuent cette activité en tant qu’« entreprise » ou non. La deuxième conclusion est que le législateur belge devra dans la LPMC (re)définir la notion d’‘entreprise’ de manière plus large, et ce à chaque fois qu’il sera question de la transposition de la Directive relative aux pratiques commerciales déloyales (et parfois également d’autres directives)5, ou qu’il devra choisir un point de départ différent6 pour éviter toute confusion avec la notion de ‘entreprise’ en droit de la concurrence.


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1. L’article 88 LPMC se réfère en effet au principe de « pratique commerciale », dont la définition à l’article 2, 29° LPMC renvoie à une pratique d’une « entreprise ».

2. Arrêt du 3 octobre 2013 rendu par la Cour de justice, affaire C-59/12, BKK Mobil Oil Körperschaft des öffentlichen Rechts

3. Voyez, à titre d’exemple, l’arrêt du 16 mars 2004, AOK Bundesverband, affaires C 264/01, C 306/01, C 354/01 et C 355/01, Jurispr. 2004, I 2493. Dans cette affaire qui concernait des caisses d’assurance maladie allemandes, la Cour a estimé que les caisses ou organismes collaborent à la gestion du service public de la sécurité sociale remplissent une fonction de caractère exclusivement social et ne peuvent dès lors être assimilés à des entreprises. Pour étayer sa conclusion, la Cour s’est basée sur l’obligation d’affiliation au système de sécurité sociale et sur le principe de solidarité qui constitue le fondement de ce système. Dans le même arrêt, la Cour a également confirmé sa jurisprudence classique selon laquelle de telles entités peuvent encore être considérées comme des « entreprises » pour d’autres fonctions qu’elles remplissent. La Cour a ainsi admis qu’il était possible que « hormis leurs fonctions de nature exclusivement sociale dans le cadre de la gestion du système de sécurité sociale allemand, les caisses de maladie […] se livrent à des opérations ayant une finalité autre que sociale et qui serait de nature économique. » La Cour a expressément reconnu que dans ce cas, les décisions que ces caisses de maladies seraient amenées à adopter pourraient éventuellement s’analyser comme des décisions d’entreprises.

4. Voyez (p.ex.) Bruxelles, 23 mai 2003, T.B.H. 2003¸ p. 787; Exposé des Motifs, Chambre , Doc 52, 2340/001, p. 37-38.

5.Á cet égard, l’avocat général s’exprime sur ce point comme suit : « Cette interprétation de la notion de professionnel est en ligne avec celle que le législateur de l’Union nous propose dans le cadre plus large des directives relatives aux droits des consommateurs. Par exemple, la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (20), définit le professionnel comme visant «toute personne physique ou morale qui agit dans le cadre de son activité professionnelle, qu’elle soit publique ou privée » (21) et la directive 98/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, relative à la protection des consommateurs en matière d’indication des prix des produits offerts aux consommateurs (22), comme visant «toute personne physique ou morale qui vend ou offre à la vente des produits relevant de son activité commerciale ou professionnelle » (23) . Dans le cadre de la nouvelle directive 2011/83/UE (24), le législateur de l’Union définit enfin le professionnel comme visant « toute personne physique ou morale, qu’elle soit publique ou privée, qui agit, y compris par l’intermédiaire d’une autre personne agissant en son nom ou pour son compte, aux fins qui entrent dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale. L’ensemble de ces directives ont en commun le fait que le professionnel puisse être à la fois une personne physique ou une personne morale, de droit public ou de droit privé, qui, dans la relation qu’il noue avec le consommateur, agit dans le cadre de son activité commerciale ou professionnelle, ce qui présuppose qu’il agisse dans le cadre d’une activité régulière et lucrative. »

6.Selon la terminologie de la Directive, il conviendrait en premier lieu d’utiliser la notion de « professionnel », mais étant donné que cette notion semble avoir une portée différente en droit belge, il serait peut-être préférable d’opter pour une autre notion.

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