Cette question a fait l’objet d’un arrêt retentissant de la Cour de cassation en date du 10 mars 2016.
I. ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION DU 10 MARS 2016
Il s’agissait en l’espèce d’une société de réviseurs (A) qui avait reçu d’une société belge liée (B) un prêt sans intérêts (par hypothèse, d’un montant de 1.000.000 EUR). L’Administration fiscale considéra la dispense d’intérêts comme un « avantage anormal et bénévole ». Elle estima qu’il était question d’une créance en compte-courant et évalua le montant de l’avantage anormal ou bénévole au regard de la moyenne des taux d’intérêts publiés par la BNB. Nous partirons ici de l’hypothèse que le montant de l’avantage anormal ou bénévole reçu s’élevait à 50.000 EUR par an (taux d’intérêt fictif de 5% * 1.000.000 EUR) pour les exercices d’imposition litigieux 2006, 2007 et 2008. Il est remarquable de préciser que, pour ce qui concerne l’exercice d’imposition 2006, le résultat de la société A était bénéficiaire, mais inférieur au montant de l’avantage anormal; quant aux exercices d’imposition 2007 et 2008, le résultat de A était déficitaire.
L’administration a, en application de l’article 207 du CIR, réintégré le montant de cet avantage anormal ou bénévole (les intérêts indûment abandonnés) dans la base imposable de la société A, pour les exercices d’imposition 2006, 2007 et 2008. Plus concrètement, l’avantage anormal ou bénévole reçu (50.000 EUR) fut effectivement soumis à l’impôt des sociétés, alors même que le résultat de l’exercice de A était inférieur au montant de l’avantage (en 2006), voire déficitaire (en 2007 et 2008).
Si la position administrative a emporté la conviction du premier juge, la Cour d'appel d’Anvers l’a condamnée en termes purs dans un arrêt du 6 novembre 2012[1]. Suivant la Cour, l'article 207 du CIR se borne à interdire l'imputation par une société belge de ses déductions fiscales (charges de l’exercice, pertes fiscales reportées, déduction pour capital à risque, la déduction des RDT, la déduction pour revenus de brevets, etc.) sur le résultat qui provient d'avantages anormaux ou bénévoles reçus d’une société liée ; elle ne permet nullement au fisc de considérer qu’un avantage anormal ou bénévole reçu constitue systématiquement une base imposable minimale. La Cour se fonde également sur la place de l’article 207 du CIR dans le Code des impôts sur les revenus. Si le législateur avait entendu intégrer dans la base imposable des avantages anormaux ou bénévoles qui n’apparaissent pas dans les comptes (les avantages anormaux ou bénévoles représentant l’économie d’une dépense, à l’instar d’un prêt sans intérêts), il aurait intégré l’article 207 du CIR sein de la section 2 "Base de l'impôt", et non de la section 4 "Détermination du montant net du revenu".
Ces arguments de bon sens n’ont cependant pas convaincu la Cour de cassation. S’appuyant sur les travaux préparatoires de la loi, elle considère que la partie du résultat qui provient d'avantages anormaux ou bénévoles reçus d’une société liée ne peut être compensée par la perte de la période imposable, de telle sorte que le résultat imposable est au moins égal à l'avantage anormal ou bénévole, peu importe que le résultat soit positif ou négatif. Elle précise ensuite que les juges d'appel n’ont pas justifié légalement leur décision, en ne considérant pas l’avantage anormal ou bénévole comme « la base imposable minimale de la période imposable, quel que soit le résultat ».
II. INCIDENCES PRATIQUES DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION
La portée de cette jurisprudence est importante dans la pratique.
A. MANAGEMENT FEES EXCESSIFS
Une société belge (A), ayant subi une perte de l’exercice de 100, facture des management fees excessifs (50) à une société belge affiliée en bénéfices (A). L'objectif poursuivi consiste évidemment à remédier à l’absence de consolidation fiscale en Belgique, en permettant la déduction des management fees chez B, tout en évitant leur imposition effective chez A (grâce à l'imputation des pertes de l’exercice). Attention toutefois aux retours de bâton ! Suivant l’arrêt du 10 mars 2016 de la Cour de cassation, l’avantage anormal ou bénévole reçu (50) doit être soumis à une imposition immédiate chez A, quand bien même son résultat de l’exercice serait déficitaire, sur le fondement de l’article 207 du CIR. Un malheur ne venant jamais seul, l’administration pourrait rejeter la déduction des management fees chez B sur le terrain de l’article 49 du CIR ! Rien n’empêche, me semble-t-il, la double imposition économique de l’avantage[2].
B. PRÊT SANS INTÉRÊTS
Imaginons à présent qu’une société bénéficiaire (B) octroie un prêt sans intérêt à sa filiale belge (A). A suivre l’interprétation de l’article 207 du CIR préconisée par la Cour de cassation, A sera immédiatement taxée à hauteur de l’avantage anormal ou bénévole reçu (un taux d’intérêt fictif correspondant au taux du marché). Il importe peu, à cet égard, que cette dispense d’intérêts ne soit pas reflétée dans la comptabilité ou que A soit déficitaire. Encore faut-il, bien entendu, que le prêt sans intérêt qualifie d’ « avantage anormal ou bénévole » ; tel ne sera pas le cas si cette assistance financière vise à assurer la survie économique de A, à préserver l’image et le prestige du groupe, etc.
C. ACQUISITION DE PARTICIPATIONS POUR UN PRIX SOUS-ÉVALUÉ
Quid enfin si une société belge (A) acquiert une participation (C) pour un prix sous-évalué auprès d’une société liée (B)? Le fisc est-il en droit d'invoquer l'article 207 du CIR, en vue d'imposer A à hauteur de la plus-value latente sur la participation C (avantage anormal ou bénévole) immédiatement (au moment de l'acquisition)?
A priori, on serait tenté de répondre par l’affirmative. A suivre l’arrêt du 10 mars 2016 de la Cour de cassation, le montant de l’avantage anormal ou bénévole reçu devrait constituer la base imposable minimale de A.
Le doute me paraît toutefois permis.
Le texte de l'article 207, al. 2 du CIR interdit l'imputation par une société belge de ses déductions fiscales sur le « résultat qui provient d'avantages anormaux ou bénévoles » consentis par une société à l'égard de laquelle elle se trouve directement ou indirectement dans des liens d'interdépendance. Le « résultat qui provient d’avantages anormaux ou bénévoles » peut, on l’a vu, revêtir la forme d’un produit sur le plan comptable (management fees excessif), voire même l’économie d’une dépense (dispense d’intérêts). A suivre la Cour de cassation, le produit comptable ou l’économie d’une dépense constitue une base imposable minimale, peu importe le résultat de la société bénéficiaire. Or, dans le cas de l’achat d’une participation pour un prix sous-évalué, il n’est pas véritablement question de l’économie d’une dépense (ni d’un produit comptable).
Dans une situation aussi confuse que celle-ci, toute approche rationnelle me paraît concevable. Il est à mon avis évident que seul le montant du résultat provenant de l'avantage anormal ou bénévole reçu peut être réintégré à la base imposable. L'exercice d'évaluation quantitative du résultat provenant de l'avantage reçu - en l'occurrence l'acquisition de la participation à un prix sous-évalué - est délicat. L'approche pragmatique, suivant laquelle le résultat provenant de l'avantage reçu correspondrait à l'économie du coût de financement réalisée par A (soit un intérêt fictif au taux du marché, calculé sur le montant de la plus-value latente afférente à la participation dans la société C), pourrait être raisonnablement retenue[3]. Il reste à présent à voir si cette interprétation emportera la conviction des cours et tribunaux.
Il va de soi que si A revend la participation C, la plus-value de cession réalisée constituera un "résultat" qui provient d'un avantage anormal ou bénévole, peu importe que celui-ci soit exonéré conformément à l'article 192 du CIR[4]
Aider son prochain est une belle maxime évangélique… mais elle n’est toujours pas au goût du fisc.
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[1] Anvers, 6 novembre 2012, T.F.R., 2013, p. 440. Cet arrêt a fait l’objet de très nombreux commentaires en doctrine: N.DEMEYRE et R. MINJAUW, « Antwerps hof van beroep verwerpt standpunt fiscus over minimumbelasting », Fisc.Act., 2013, n°2, pp. 1 à 4 ; Y. DEWAEL, "Avantages reçus et limitation des compensations et déductions", Act. Fisc., 2013, n°11, pp. 1 à 7 ; S. VAN CROMBRUGGE, « Pertes de l’exercice parfois imputables sur des avantages anormaux ? », Fiscologue, 2013, n°1335, pp. 2 à 5 ; J. VERHOEVE, « Hof van Antwepen haalt ange luit ‘thin cap’ en voordelen auto’s », Fisc. Act., 2013, n°5, pp. 1 à 5; W. VETTERS et J. BONNE, "Artikel 207, 2de lid WIB 1992 herbekeken", T.F.R., 2013, n°442, pp. 419 à 430.
[2] L’article 49 du CIR prime en effet sur l’article 26 du CIR (depuis la loi-programme du 27 avril 2007, l’article 26 du CIR est applicable « sans préjudice de l’application de l’article 49 du CIR »).
[3] D.-E. PHILIPPE, « Impôt des sociétés – Développements récents », in Actualités en droit fiscal et en droit pénal fiscal, Coll. UB 3, Bruxelles, Bruylant, 2014, pp. 60 à 66, spéc. p. 62.
[4] En ce sens : Anvers, 21 février 2012, Fiscologue, 2012, n°1287, p. 6.