Introduction
Un projet de loi-programme visant à durcir significativement et à plusieurs égards la taxe Caïman a récemment été déposé au Parlement. La réforme, qui vise à remédier aux lacunes identifiées par la Cour des comptes dans un rapport d’avril 2023, entrerait en vigueur dès le 1er janvier 2024. Les contribuables concernés n’ont donc que peu de temps pour réagir face à cette taxe Caïman « version 2.1 ».
Rappel : fonctionnement de la taxe Caïman
Pour rappel, la taxe Caïman est un dispositif fiscal destiné à lutter contre l'évasion fiscale des résidents belges qui détiennent des « constructions juridiques » établies à l'étranger (par exemple un trust ou une société étrangère dotée de la personnalité juridique non taxée).
Les résidents belges considérés comme « fondateurs » d’une construction juridique (ce qui peut également inclure, dans certains cas, les bénéficiaires ou les héritiers) seront taxés par transparence sur les revenus perçus par la construction comme s’ils les avaient perçus directement et indépendamment de toute distribution effective (« tax without cash »).
En outre, toutes les distributions effectuées par la construction au profit de ses « fondateurs » résidents belges seront considérées comme taxables au titre de dividendes (au taux de 30%), sauf si l’actionnaire parvient à prouver que le revenu distribué a déjà « subi son régime d’imposition en Belgique » ou si la distribution se rapporte aux capitaux initialement apportés par le fondateur.
Grands axes de la réforme
1. Organismes de placement collectif dédiés – seuil de 50%
Selon le texte actuel, les personnes détenant des actions ou parts d’organismes de placement collectif (ou « OPC ») ou de compartiments dédiés d’OPC étrangers, peuvent être visés par la taxe Caïman si ceux-ci sont « dédiés » à l’actionnariat. On entend par là les (compartiments d’) OPC dont les droits sont entièrement détenus par une personne ou des personnes liées entre elles.
Afin d’échapper à la taxe Caïman, certains contribuables cédaient une part négligeable des actions ou parts de l’OPC à un tiers (souvent un « homme de paille ») en guise de personne « non liée », afin que l’OPC ne soit plus « dédié ».
La réforme vise à entraver pareilles stratégies d'évitement (qui pouvaient déjà être considérées comme un abus fiscal à l’heure actuelle) en prévoyant un seuil de participation par des « tiers » minimum de 50% dans l’OPC afin de demeurer hors du cadre de la taxe Caïman. Autrement dit, par exemple, un résident belge (ou plusieurs résidents belges liés entre eux) possédant 60% des actions d’une SICAV luxembourgeoise tombera dans le champ d’application de la taxe Caïman, ce qui n’est pas le cas dans la mouture actuelle.
Indépendamment du pourcentage de détention, le projet prévoit aussi deux présomptions du caractère « dédié » de l’OPC :
- dans le cas où le gestionnaire des actifs reçoit des instructions spécifiques de personnes détenant les droits de ce compartiment pour acheter ou vendre certains instruments financiers ;
- ou s’il n’existe aucun gestionnaire indépendant.
2. Exit tax
La réforme prévoit la création d'une « exit tax » spécifique à la taxe Caïman, dans deux cas :
- 1° lorsque les fondateurs transfèrent leur domicile fiscal à l'étranger ;
- 2° dans le cas où les droits économiques, les actions ou parts de la construction juridique sont apportées dans une autre construction juridique ou personne morale ou sont transférés hors de Belgique.
Les « bénéfices non distribués » (réserves latentes) des constructions juridiques au moment du départ seront imposées au titre de dividende (taux de 30%). Le paiement de cette exit tax pourra être réalisée de manière échelonnée.
3. Double structure et élargissement de la notion de « fondateur »
Actuellement, la taxe Caïman vise les « constructions en chaîne », en ce sens qu’elle s’applique lorsque des constructions juridiques sont superposées. Toutefois, elle n’est plus applicable lorsqu’une entité qui n’est pas une construction juridique (par exemple une SRL belge) est interposée au sommet du schéma et « coupe » la chaîne.
Afin de contrer cette échappatoire, le projet étend la définition de « fondateur » pour englober ceux qui possèdent des droits au sein de constructions juridiques via des « constructions intermédiaires » qui n’en sont pas.
4. Présomption de la qualité de fondateur
L’administration fiscale est confrontée à la difficulté d’identifier les contribuables belges fondateurs de constructions juridiques en raison du manque d'information sur les entités étrangères. Afin d’y remédier, le projet prévoit qu’un contribuable belge répertorié dans le registre UBO en tant que bénéficiaire effectif d'une construction juridique étrangère est présumé avoir la qualité de fondateur, sauf preuve contraire.
L’exposé des motifs précise que cette présomption ne doit pas être appliquée de manière « automatique » par l’administration et qu’elle devrait être limitée au cas où le contribuable ne « coopère pas » à l’enquête ou si l’enquête « ne révèle pas les faits et circonstances concrets qui expliquent pourquoi ce contribuable figure dans le registre UBO ». On remarquera que le texte légal se contente de prévoir que la présomption vaut « sauf preuve contraire et compte tenu de l’ensemble des faits et circonstances pertinents », ce qui paraît relativement ambigu.
L’exposé des motifs évoque, à titre d’exemple de cas ne devant pas donner lieu à l’application de la présomption, l’administrateur indépendant d’une fondation, nommé à ce titre en raison de son expérience et qui peut le démontrer de manière plausible.
5. Distribution de revenus non effectivement imposés par transparence
Il est également prévu de taxer les distributions provenant de revenus qui étaient exonérés dans le cadre de l’application de la taxation par transparence (par exemple, des plus-values sur actions effectuées dans le cadre de la gestion normale du patrimoine privé). Actuellement, il suffit que les revenus perçus par la construction juridique aient subis leur régime fiscal normal en Belgique par transparence (ce régime fiscal normal pouvant être un régime d’exonération) pour échapper à toute taxation lors de la distribution.
Le projet prévoit de limiter cette absence de taxation à la distribution aux seuls revenus qui ont été effectivement taxés tandis que les revenus qui ont été exonérés seraient taxés au moment de la distribution au taux de 30%. L’objectif affiché est d’éviter que l’application de la taxe Caïman soit plus avantageuse que sa non-application.
6. Renforcement et clarification de l’« exclusion de substance »
Actuellement, une construction juridique sort du champ de la taxe Caïman si elle exerce une « activité économique réelle ». Le projet de loi clarifie cette « exclusion de substance » en précisant qu’il doit s’agir d’une activité économique substantielle par rapport à l’ensemble des revenus tirés par la construction, consistant en l’offre de biens ou de services sur un marché donné. La gestion du patrimoine privé d’un fondateur est ainsi exclue.
L’activité économique doit s’appuyer sur du personnel, des équipements, des biens et des locaux, et être crédible eu égard au chiffre d’affaires et à l’activité économique postulée. Selon l’exposé des motifs, il ne suffit donc pas de louer un espace de bureau en employant un employé à temps partiel.
7. Distribution dans les trois ans après la perte de la qualité de construction juridique
Il arrive parfois qu’une entité perde sa qualité de construction juridique (par exemple car elle est effectivement taxée au cours d’un exercice au-delà du pourcentage requis). Selon le texte actuel, la distribution effectuée après la perte de cette qualité échappe à la taxe Caïman.
Afin de prévenir pareille manipulation consistant à attendre la période imposable au cours de laquelle la construction juridique perd sa qualification pour procéder à une distribution, le projet prévoit que les distributions effectuées par des entités qui ont été qualifiées de constructions juridiques au cours d’au moins une des trois périodes imposables précédentes, sont désormais taxables au titre de dividende.
8. Obligation de déclaration obligatoire avec annexe spécifique
Le projet de loi introduit une obligation de déclaration obligatoire avec une annexe spécifique à la déclaration à l’impôt des personnes physiques/morales, pour faciliter le suivi administratif et budgétaire de la taxe Caïman, reprenant les revenus recueillis au travers de la construction ainsi que les distributions.
Entrée en vigueur
La réforme devrait entrer en vigueur le 1er janvier 2024 pour les distributions et les revenus obtenus par les constructions juridiques à partir de cette date. Il n’y a toutefois aucune précision concernant les distributions relatives à des revenus récoltés antérieurement, ce qui laisse donc entendre que la distribution post-1er janvier 2024 de réserves accumulées antérieurement à cette date pourraient être taxées à 30%. L’annexe obligatoire devrait entrer en vigueur dès l’exercice d’imposition 2024.
Nous tenons à souligner que la validité de plusieurs points de cette réforme pose question eu égard aux principes d’égalité et non-discrimination ainsi qu’au droit européen. D’autre part, la faisabilité pratique de plusieurs éléments paraît particulièrement douteuse.
Le projet pourrait faire l’objet d’amendements par le Parlement. Cela pourrait retarder le processus législatif et modifier le contenu de cette réforme. Il n’est pas garanti que les mesures envisagées soient in fine (toutes) adoptées, mais l’intention affichée par le gouvernement est claire et doit inciter à la prudence.
Par ailleurs, les nombreuses réserves formulées par le Conseil d’Etat (qui a dû rendre son avis en quelques jours seulement) semblent résonner comme un avertissement en vue d’une éventuelle annulation par la Cour constitutionnelle.
Olivier Querinjean
Thomas Hamann