05/12/12

PROTECTION JURIDIQUE (PRÉVENTIVE) EN MATIÈRE DE MARCHÉS PUBLICS : QUI EST LE JUGE COMPÉTENT POUR LES CENTRALES D'ACHAT ET DE …

Lorsqu’un participant à une procédure d’attribution d’un marché public a été évincé et désire introduire un recours en suspension et/ou en annulation de la décision d’attribution (ou de toute décision préalable à celle-ci, par exemple la décision de non-sélection dans une procédure restreinte), il doit introduire son recours auprès d’un des juges suivants (art. 65/24 de la loi relative aux marchés publics de 1993) :

  • la section du contentieux administratif du Conseil d’État lorsque le pouvoir adjudicateur qui a pris la décision attaquée est une autorité administrative visée à l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État ; et
  • dans le cas contraire, le juge ‘judiciaire’ (c’est-à-dire le juge civil, ou parfois le juge consulaire).

Il y a peu, la Cour constitutionnelle a encore jugé non discriminatoire cette différence de traitement sur la base de la qualification du pouvoir adjudicateur en tant qu’autorité administrative (arrêt 131/2012 du 30 octobre 2012).

En réponse à une question préjudicielle de la section du contentieux administratif du Conseil d’État (arrêt n° 215.308 du 23 septembre 2011), la Cour constitutionnelle estime que l’asbl Smals, en tant que personne de droit privé, ne répond pas à la qualification d’autorité administrative et ne peut dès lors pas être soumise à la juridiction du Conseil d'Etat, comme exposé ci-dessus.

La Cour constitutionnelle juge non discriminatoire dans le chef du justiciable participant à la procédure de passation le fait que les associés de l’asbl Smals sont eux-mêmes des pouvoirs adjudicateurs qui répondent bien à la qualification d’autorité administrative (cf. art. 2 et 3 de la loi du 17 juillet 2001 relative à l'autorisation pour les services publics fédéraux de s'associer en vue de l'exécution de travaux relatifs à la gestion et à la sécurité de l'information) et qu’ils sont donc soustraits en substance à leur juge naturel, à savoir la section d’administration du Conseil d’État, du fait de l’adjudication groupée par l’intermédiaire de l’asbl Smals. La Cour conclut en effet que dans les deux cas, le participant a la possibilité de faire contrôler la légalité de la décision d’attribution par un juge disposant d’une compétence de pleine juridiction.
La Cour constitutionnelle rappelle que la qualification en tant que pouvoir adjudicateur est insuffisante pour que l’on puisse conclure à la qualité d’autorité administrative.

Cela a encore été confirmé il y a peu par la section d’administration du Conseil d’État (arrêt n° 220.810 du 2 octobre 2012). Le Conseil rappelle, certes vis-à-vis d’une société de logement social, qu’une personne de droit privé (telle qu’une asbl) ne peut être assimilée à une autorité administrative au sens de l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État qu’à la condition qu’elle puisse prendre unilatéralement des décisions qui engagent des tiers (il s’agit d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, cf. Cass., 14 février 1997 ; Cass., 28 octobre 2005 ; Cass., 30 mai 2011).

Conformément à une jurisprudence constante du Conseil d’État, une décision d’attribution ou une décision préalable à celle-ci ne constitue pas une décision (unilatérale) créant des obligations vis-à-vis de tiers (cf. Cons. État, n° 125.889, 2 décembre 2003 ; Cons. État, n° 210.776, 28 janvier 2011 ; Cons. État, n° 213.949, 17 juin 2011 ; Cons. État, n° 214.772, 8 août 2011).

Cette jurisprudence prend toute sa pertinence pour les centrales d’achat et de marchés.

Il s’agit de pouvoirs adjudicateurs (souvent des asbl constituées spécialement à cette fin) qui acquièrent des fournitures ou des services destinés à des pouvoirs adjudicateurs, à des entreprises publiques ou à des entités adjudicatrices (centrales d’achat) ou qui passent des marchés publics ou des accords-cadres de travaux, de fournitures ou de services destinés à des pouvoirs adjudicateurs, à des entreprises publiques ou à des entités adjudicatrices (centrales de marchés).

Les centrales d’achat et de marchés agissent en tant que pouvoir adjudicateur pour leurs membres qui sont personnellement dispensés de l’obligation d’organiser eux-mêmes une procédure d’attribution à chaque fois qu’ils font appel à la centrale.

Il ressort de la jurisprudence ci-dessus que lorsque des pouvoirs adjudicateurs ‘classiques’, p. ex. des administrations centrales ou locales, se regroupent au sein d’une centrale d’achat ou de marchés qui répond elle-même à la qualification de pouvoir adjudicateur mais pas à celle d’autorité administrative (pour les motifs susénoncés), ils n’auront pas à se justifier devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État, mais devant le juge civil en cas de contestation d’une décision préalable ou d’une décision d’attribution prise par la centrale.

Compte tenu de la popularité croissante de la technique des centrales d’achat et de marchés et compte tenu également de l’importance des marchés (qui sont donc susceptibles de contestations) passés par leur intermédiaire (du fait de la synergie recherchée, il s’agit invariablement de marchés ou de contrats-cadres de plus en plus importants, souvent conclus de façon récurrente), le juge civil sera par conséquent de plus en plus souvent confronté non seulement au droit des marchés publics, mais aussi aux litiges plus classiques, d’ordre administratif, que sous-tend la structure de coopération (p. ex. la question du transfert de compétences à la centrale).

En outre, compte tenu du grand nombre de juges qui interviendront (en premier ressort et en degré d’appel), il faut aussi s’attendre à des arrêts diversifiés qui risquent de s’écarter des positions déjà adoptées par le Conseil d’État.

Il va de soi que si la centrale est créée au sein d’un pouvoir adjudicateur répondant lui-même à la qualification d’autorité administrative, p. ex. une structure de coopération intercommunale prestataire de services, les décisions (d’attribution) continueront de relever du contrôle juridictionnel du Conseil d’État.

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