En application de la jurisprudence Antigone, des preuves irrégulières peuvent être prises en compte par le juge pour autant qu'elles sanctionnent un comportement constitutif d'une infraction pénale. Qu'en est-il en matière civile ?
Preuves obtenues irrégulièrement : où en est-on ?
En matière pénale...
Le 14 octobre 2003, la Cour de Cassation avait rendu un arrêt de principe en matière pénale selon lequel une preuve obtenue irrégulièrement est admissible pour autant que :
- la formalité légale violée n'était pas prescrite à peine de nullité et ;
- l’irrégularité commise n'affecte pas la fiabilité de la preuve et ;
- l’irrégularité de la preuve ne menace pas le droit à un procès équitable.
Cet arrêt (jurisprudence Antigone), dont le contenu a été suivi par la majorité des juridictions, consacre le principe selon lequel une preuve obtenue illégalement ne doit pas d'office être écartée par le juge lorsqu'elle vise à sanctionner un comportement pénalement répréhensible.
Le juge doit apprécier la recevabilité de la preuve eu égard des trois critères repris ci-avant.
... et en matière civile
En matière civile, les cours et tribunaux ne sont pas unanimes. Certains juges écartent les preuves obtenues irrégulièrement lorsqu'elles visent à démontrer des fautes contractuelles ou extra-contractuelles.
Un arrêt de la Cour de Cassation du 10 mars 2008 en matière de chômage a néanmoins ouvert la voie à une application plus générale de la jurisprudence Antigone en matière civile en précisant :
"Sauf en cas de violation d'une formalité prescrite à peine de nullité, la preuve illicitement recueillie ne peut être écartée que si son obtention est entachée d'un vice qui est préjudiciable à sa crédibilité ou qui porte atteinte au droit à un procès équitable"
Depuis cet arrêt, plusieurs cours et tribunaux se prononcent pour une ouverture de la jurisprudence Antigone dans les affaires civiles. C'est le cas d'un récent arrêt de la Cour de travail de Bruxelles.
Illustration : admissibilité de le preuve irrégulière en matière civile
Arrêt de la Cour de travail de Bruxelles du 8 février 2019
Faits (résumé)
Madame A est occupée au sein de la société X. Elle est la femme de Monsieur Y qui était dirigeant de l'entreprise de novembre 2006 à mars 2015.
En mai 2015, le contrat de travail de Madame P. est rompu pour motif grave, notamment, en raison de la transmission d'informations confidentielles et de la participation à des actes de concurrence déloyale.
L'employeur apporte la preuve du motif grave par la production de courriers électroniques qu'il a obtenu illégalement (= preuves obtenues au mépris du droit au respect de sa vie privée) en accédant à la boîte mail du travailleur.
Décision en matière d'admissibilité de la preuve
Dans l'arrêt, la Cour de travail de Bruxelles se prononce sur le sort de la preuve obtenue irrégulièrement (alors qu'il n'y avait pas de composante pénale).
Pour vérifier si le moyen de preuve doit être rejeté, la Cour applique le 'test' Antigone en répondant aux questions suivantes:
- la formalité légale violée était prescrite à peine de nullité ?
- l’irrégularité commise affecte-t' elle la fiabilité de la preuve ?
- l’irrégularité de la preuve menace-t' elle le droit à un procès équitable ?
En l'espèce, le juge a décidé que :
- la fiabilité de la preuve n'était pas affectée par la manière dont elle a été obtenue. Il n'y a pas eu de manoeuvres frauduleuses pour accéder à l'information;
- il n'est pas démontré que le principe du procès équitable a été mis en péril. La travailleuse a en effet pu prendre connaissance des documents utilisés contre elle et a eu la possibilité de se défendre;
- enfin, en application du principe de proportionnalité, le juge estime pouvoir tenir compte des preuves irrégulières.
Cet arrêt confirme une certaine tendance jurisprudentielle a prendre en compte des preuves obtenues irrégulièrement dans un matière contractuelle et ce :
- en appliquant le test Antigone (si l'un des 3 critères n'est pas rempli, la preuve doit être écartée) ;
- en appliquant le test de proportionnalité.
La prudence reste de mise
En matière civile, la jurisprudence Antigone n'est pas appliquée de manière cohérente par les cours et tribunaux.
Certains juges refusent de prendre en compte les preuves obtenues illégalement lorsqu'un droit fondamental tel que le droit à la vie privée entre dans la balance (voyez à ce propos un précédent article : " Pouvez-vous consulter les mails de votre travailleur absent ? " et l'extrait pertinent de l'arrêt) :
"Si l'extension de la jurisprudence "Antigone" en matière fiscale ou de sécurité sociale a pu se justifier (...) son extension sans limites aux relations contractuelles de pur droit privé risquerait d'aboutir à une transgression systématique des dispositions sanctionnées pénalement qui protègent la vie privée (...)
En décider autrement reviendrait à faire primer le droit de surveillance de l'employeur sur le droit au respect de la vie privée du travailleur, alors qu'à l'inverse du premier, il s'agit d'un droit fondamental."
Un conseil donc : mieux vaut prévenir que guérir.
Continuez à suivre les procédures adéquates (notamment, en matière d'installation de caméras, contrôle des e-mails, etc. ) pour que vos preuves puissent être produites dans un litige sans risque d'écartement par le juge.
GroupS peut vous aider à vérifier si vos procédures sont conformes à la règlementation.
Stéphanie Gabriel - Legal consultant