La fameuse taxe Caïman (également dénommée taxe par transparence) prévoit en substance que les personnes physiques belges, fondateurs ou bénéficiaires d’une construction juridique, sont taxées par transparence sur les revenus recueillis par la construction juridique à partir de l’exercice d’imposition 2016 (revenus 2015) (art. 5/1 CIR 92). La loi sur le « tax shift », approuvée à la fin de l’année dernière (loi du 26 décembre 2015 relative aux mesures concernant le renforcement de la création d’emplois et du pouvoir d’achat, M.B., 30 décembre 2015, 2ème éd.), a modifié quelques points essentiels de la taxe Caïman. Son élargissement à certaines structures sociétaires luxembourgeoises ne peut être passé sous silence. A l’origine, le dispositif mis en place visait seulement la société de gestion de patrimoine familial ("SPF"), bien connue des résidents belges en mal d'optimisation fiscale. De nouvelles structures luxembourgeoises sont aujourd’hui dans la ligne de mire : la société en commandite simple, la fondation patrimoniale, mais aussi et surtout les SICAV dédiées. Le législateur belge a indiscutablement frappé dans le mille : les parts de capitalisation de SICAV dédiées luxembourgeoises exercent une véritable fascination chez les habitants du Royaume.
1. Compartiment dédié d’une SICAV luxembourgeoise : illustration
Voici une famille belge aisée disposant d’une fortune confortable de plusieurs millions d’euros, placés auprès d’une banque privée luxembourgeoise. Le père, Monsieur Dupont, son épouse et ses enfants, investissent leurs avoirs dans un nouveau compartiment "dédié" d’une SICAV gérée par la banque : un fonds d’investissement spécialisé (specialized investment funds, « SICAV-SIF »).
La SICAV-SIF a pour objet principal le placement collectif de fonds en valeurs, dans le but de diversifier le risque d’investissement et de faire bénéficier ses investisseurs des résultats de la gestion des actifs. La SICAV-SIF est soumise au contrôle de l’organisme de surveillance (Commission de Surveillance du Secteur Financier, ci-après « CSSF »). Elle bénéficie toutefois d’une réglementation flexible. Ainsi, une SICAV-SIF peut investir dans toutes sortes d’actifs ; elle est par ailleurs soumise à une politique d’investissement (règle de diversification des risques) relativement peu contraignante. En pratique, les actions de SICAV-SIF sont distribuées à la clientèle belge "sophistiquée" dans le cadre de "placements privés" (et non d'offres publiques). Souvent, à la demande de leurs clients, les banquiers privés proposent à leurs clients "sophistiqués" (coutumiers des marchés financiers et bien au fait de la SICAV-SIF) d'investir dans (un compartiment dédié d') une SICAV-SIF, lorsqu'ils jugent que pareil investissement correspond à leur profil d'investissement.
Constatant l'excellente performance des investissements du compartiment au cours des dernières années, les membres de la famille Dupont décident de sortir de la SICAV-SIF et demandent le remboursement de leurs actions de capitalisation par la SICAV-SIF. Ils réalisent à cette occasion une plus-value considérable.
2. Décisions anticipées du 22 février 2011 sur les SICAV- SIF
A suivre plusieurs décisions anticipées rendues par le Service des Décisions Anticipées (« SDA ») (décisions anticipées 2011.010 et 2011.039 du 22 février 2011, www.monKEY.be), une plus-value réalisée par une personne physique, lors du rachat de ses parts par une SICAV-SIF, devrait être exonérée en application de l’article 21,§2 du CIR 92. A l'appui de son raisonnement, le SDA s'est fondé sur les éléments suivants:
- la SICAV-SIF est un véhicule réglementé, soumis au contrôle prudentiel de la CSSF.
- le critère de répartition des risques est respecté, eu égard aux investissements réalisés.
- l'exigence d'une pluralité d'investisseurs est satisfaite. Le fait que la SICAV-SIF ne soit accessible qu'aux investisseurs "avertis" et qu'elle ne fasse pas d'offre publique est, aux yeux du SDA, sans importance : il suffit en effet que les investisseurs intéressés (qui remplissent les conditions d'investissement), approchés dans le cadre de placements privés, viennent s'ajouter aux fondateurs de la SICAV-SIF. Cette position administrative nous semble conforme à la définition contenue à l'article 2, §1er, 5°, f du CIR. Loin de renvoyer à un cadre réglementaire quelconque, celle-ci se contente en effet de cibler l'objectif de "placement collectif de capitaux". Elle a d'ailleurs le mérite de ne pas restreindre le champ d'application de l'exonération contenue à l'article 21,2° du CIR 92 aux seules SICAV "grand public".
On peut toutefois légitimement se poser la question de savoir si la qualification de « société d’investissement » est encore justifiée, lorsque l’on investit dans uncompartiment dédié d’une SICAV-SIF. En principe, un compartiment dédié d’une SICAV-SIF peut être accessible à un ou plusieurs investisseurs répondant à la définition d’investisseur averti. La condition de pluralité d’investisseurs est-elle encore satisfaite dans ce cas? En pratique, le fisc belge ne semble pas manifester pas de velléités à contester la qualification de société d’investissement, lorsque la personne physique belge investit dans un compartiment dédié. L’Administration fiscale tend en effet à avoir égard au nombre total d’investisseurs dans la SICAV-SIF (dans tous les compartiments existants).
Le SDA a également confirmé que l'article 344,§2 du CIR 92 était inapplicable à la souscription d'actions d'une SICAV-SIF, au motif qu'"un investisseur résident belge effectuant un investissement dans une SICAV belge au profit comparable à celui du Fonds serait soumis à un régime fiscal comparable".
Comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, il faut toutefois se garder de conclure trop hâtivement que l’investissement dans des parts de capitalisation de SICAV luxembourgeoises dédiées bénéficierait systématiquement d’un régime fiscal attractif. Au cours des dernières années, le législateur s’est attaqué à ce produit à coups de lois successives (élargissement de la taxe sur l’épargne et extension de la taxe Caïman, voir infra 3 et 4).
3. Elargissement de taxe sur l’épargne (art. 19bis du CIR 92)
L'article 19bis du CIR 92 prévoit un prélèvement de 27% sur certains OPC qui investissent plus de 25% en créances, également dénommé « taxe sur l’épargne ». Jusqu'il y a peu, cette taxe frappait uniquement les plus-values réalisées par des investisseurs particuliers lors du rachat de parts de capitalisation d’OPCVM autorisés conformément à la Directive 2009/65/CE du 13 juillet 2009, c'est-à-dire les OPCVM disposant d’un « passeport européen ». Les SICAV-SIF n'ayant pas de passeport européen, elles passaient systématiquement à travers les mailles du filet.
La loi du 30 juillet 2013 portant des dispositions diverses (M.B., 01.08.2013) a changé la donne. Elle a modifié l'article 19bis du CIR 92, de manière à traiter les OPCVM sans passeport européen de la même façon que les OPCVM avec passeport européen. La nouvelle rédaction implique, à notre estime, que les plus-values réalisées par des personnes physiques belges, lors du rachat de parts de capitalisation de certaines SICAV-SIF monétaires ou obligataires, sont désormais susceptibles d'être soumises à la taxe sur l'épargne.
On précisera au passage que la taxe sur l’épargne pourrait également jouer lorsque la SICAV-SIF investit dans des actions, par exemple des participations dans des fonds de private equity. Il en ira notamment ainsi lorsque la SICAV-SIF structure ces investissements à travers une holding (SOPARFI) qu’elle finance par dette (par exemple, des prêts participatifs ou Profit Participating Loans ou PPL, qui qualifient comme « créances » pour les besoins de l’« asset test ») (pour plus de développements, voy. D.-E. PHILIPPE, L’utilisation par les résidents belges des structures sociétaires luxembourgeoises. La SPF, la SICAV-SIF et la SOPARFI, Bruxelles, Larcier, 2014, pp. 76 et 77). En pratique, force est ainsi de constater que la taxe sur l’épargne est susceptible de s’appliquer dans un grand nombre de cas.
4. Extension de la taxe Caïman
Les actions de capitalisation de SICAV luxembourgeoises dédiées tombaient en dehors du dispositif initial de la taxe Caïman. En effet, seule la SPF luxembourgeoise (de concert avec la Stiftung et l’Anstalt du Liechtenstein) était visée par l’AR du 23 août 2015 reprenant la liste (exhaustive) des constructions juridiques établies dans l’Espace Economique Européen (« EEE »). Cet AR a toutefois été remplacé par un nouvel AR du 18 décembre 2015 (M.B., 29 décembre 2015), lequel ajoute à la liste des constructions juridiques EEE les « institutions, entités et sociétés visées par l’article 2, §1er, 13°/1, alinéa 2 du CIR 92 », c’est-à-dire les entités « dont les droits sont détenus par une personne, ou plusieurs personnes liées entre elles, le cas échéant considéré distinctement par compartiment ». L’intention du législateur de viser spécifiquement « les compartiments gérés par le privé au sein d’organismes publics de placement collectif » ressort clairement des travaux préparatoires (Doc.parl., Chambre, sess. 2015-2016, n°54-1520/006, pp. 68 et 69).
Il faut à notre avis en conclure que les actions de (compartiments dédiés de) SICAV luxembourgeoises, détenues par des personnes liées, sont désormais visées par la taxe Caïman. La nouvelle liste est applicable aux revenus perçus, attribués ou mis en paiement par une construction juridique à partir du 1er janvier 2015. Par conséquent, les revenus recueillis par la SICAV-SIF dès le 1er janvier 2015 sont passibles de la taxe Caïman!
a) Impact de la taxe Caïman: exemple chiffré
Imaginons que le compartiment détenu par la famille Dupont possède des actions et des obligations d’une valeur de 20 millions d’euros. Le rendement en 2015 s’élève à 5 %, soit 1.000.000 EUR; on retrouve des plus-values sur actions pour 500.000 EUR, et des dividendes et intérêts pour 500.000 EUR. La SICAV-SIF échappe en principe à tout impôt sur les revenus (dividendes, intérêts) qu’elle recueille et sur les plus-values qu’elle réalise. En revanche, les membres de la famille Dupont seront taxés par transparence à l’IPP sur les dividendes et les intérêts recueillis par la SICAV-SIF, en principe au taux de 25 %. Ils devront ainsi payer leur tribut au fisc belge à hauteur de 125.000 EUR (25 % * 500.000 EUR). Les plus-values sur actions seront en principe exonérées, dans la mesure où elles relèvent de la gestion normale du patrimoine privé (art. 90, 9° CIR 92).
Le rendement généré par le portefeuille en 2016 sera imposé encore plus lourdement. En effet, les intérêts et les dividendes reçus par la SICAV-SIF seront en principe taxés au taux de 27%. Quant aux plus-values sur actions cotées en bourse, réalisées par la SICAV-SIF endéans les six mois de l’acquisition, elles seront imposées au taux de 33% (nouvel art. 90,13° du CIR 92).
b) Echappatoire?
Si les membres de la famille Dupont parviennent à démontrer que la SICAV-SIF exerce une activité économique effective et qu’elle est dotée d’une véritable infrastructure locale (en termes de bureaux, personnel et équipement), ils pourraient échapper à la taxe Caïman (nouvel art. 5/1, § 3, b CIR 92).
La partie est toutefois loin d’être gagnée : suivant l’exposé des motifs, cette échappatoire ne peut en effet s’appliquer aux « transactions qui cadrent avec la gestion d’un patrimoine privé » (Doc.parl., Chambre, sess. 2014-2015, n°54-1125/001, p. 39). Or, à suivre les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2015, les compartiments gérés par le privé au sein d’organismes de placement collectif se caractérisent par une « gestion privée de patrimoine », et non pas par une « gestion publique de patrimoine » (Doc.parl., Chambre, sess. 2015-2016, n°54-1520/006, p. 68).
5. Cumul de la taxe sur l’épargne et de la taxe Caïman?
Imaginons que la famille Dupont a été soumise à la taxe Caïman sur les revenus recueillis par la SICAV-SIF en 2015. Les membres de la famille seront-ils taxés une seconde fois, lors du rachat de leurs parts par la SICAV-SIF (par exemple, en 2017), en application de l’article 19bis du CIR 92 (taxe sur l’épargne) ?
A notre avis, la double imposition devrait en principe être évitée en cas de rachat des parts, à la faveur du nouvel article 21, 12° du CIR 92. Cette disposition permet en effet d’éviter la double imposition dans le cadre de la nouvelle taxe Caïman. Elle exonère ainsi «les revenus attribués ou mis en paiement par une construction juridique visée à l'article 2, § 1er, 13°, b), et recueillis par un fondateur ou un tiers bénéficiaire, dans l'éventualité et dans la mesure où le fondateur ou le tiers bénéficiaire établit que ces revenus sont constitués de revenus perçus par la construction juridique qui ont déjà subi leur régime d'imposition en Belgique dans le chef de ce fondateur ou de ce tiers bénéficiaire ».
Denis-Emmaunel Philippe est avocat-associé chez Bloom