La vie d’une entreprise est en constant mouvement : nouveaux produits ou activités, nouveaux marchés, nouveaux concurrents. Fusions, scissions, filialisations doivent pouvoir accompagner ce mouvement, pour créer la structure d’entreprise optimale. La fiscalité peut être un frein voire un obstacle à ces restructurations, si celles-ci entraînent la taxation des plus-values sur les actifs matériels ou immatériels (marques, brevets, know-how) transférés, la disparition des pertes fiscales non encore récupérées, ou la taxation des actionnaires.
Le droit fiscal belge organise de longue date un régime dit de « neutralité », qui permet de procéder à certaines restructurations sans charge fiscale pour la société et pour ses actionnaires. Longtemps cantonné aux opérations purement internes, ce régime a été étendu fin 2008 à celles impliquant une ou plusieurs societies d’un Etat membre de l’Union européenne1 . La Belgique a ainsi transposé, non sans retard, la directive fiscale européenne du 23 juillet 1990 sur les fusions transnationales.
A cette occasion, la condition des « besoins légitimes de caractère économique ou financier » nécessaires pour que la restructuration bénéficie du régime de neutralité, a été remplacée par la disposition « anti-abus » figurant dans la directive. La Cour de justice de l’Union européenne a de son côté apporté sur cette condition des précisions qui battent en brèche un certain nombre de positions de l’administration fiscale belge. Ces deux éléments offrent des perspectives nouvelles en matière de restructurations de sociétés.
Les restructurations bénéficiant du régime de neutralité
Au total, cinq catégories d’opérations peuvent désormais se faire en neutralité. Les différentes formes de fusions et de scissions (en ce compris les scissions partielles), les apports d’universalité de biens ou d’une ou de plusieurs branches d’activité (operations qui permettent de filialiser une ou plusieurs branches d’activité), et l’adoption par une société d’une autre forme juridique bénéficiaient de ce régime depuis longtemps. S’y ajoutent désormais le transfert du siège d’une société, de la Belgique vers l’étranger ou de l’étranger vers la Belgique, et l’ « échange d’actions ».
S’agissant du transfert du siège d’une société belge vers l’étranger (« émigration »), le champ d’application du régime de neutralité est cependant limité, puisqu’il ne concerne que les formes très particulières de sociétés que sont les sociétés européennes (SE) et les sociétés coopératives européennes (SCE). Le transfert à l’étranger de toute autre société belge reste assimilé fiscalement à une liquidation, avec ses conséquences souvent rédhibitoires. L’ « échange d’actions » désigne une forme de fusion « économique » plutôt que juridique : une société A acquiert, en échange de ses propres actions, des actions représentant la majorité absolue des droits de vote dans une société B qui devient ainsi une filiale de la société A (si la société A renforce par la suite sa participation, cela constitue aussi un « échange d’actions » bénéficiant de la neutralité fiscale).
Le régime de neutralité fiscale a pour principal avantage la nonimposition, au moment de la restructuration, des plus-values latentes et des réserves non encore taxées des sociétés participantes ainsi que des plus-values réalisées par les associés sur les actions échangées. La taxation est reportée au moment où ces actifs seront ultérieurement cédés hors le cadre d’une restructuration en neutralité fiscale.
Le régime de neutralité est donc étendu depuis fin 2008 aux operations qui impliquent une ou plusieurs sociétés d’un autre Etat membre de l’Union européenne. Pour éviter une perte definitive de matière imposable, la neutralité fiscale est généralement subordonnée, lorsque la société bénéficiaire de l’opération est établie dans un autre Etat membre de l’Union européenne, à la condition que cette société conserve un établissement belge et y maintienne les actifs qui lui ont été transférés. Ainsi, si une société française absorbe une société belge, la neutralité fiscale ne sera accordée que pour autant que les actifs dont la société belge disposait en Belgique soient maintenus en Belgique sous la forme d’un établissement de la société française.
La nouvelle disposition « anti-abus »
C’est certainement l’aspect du régime des restructurations qui a connu l’évolution la plus remarquable. Et qui ouvre d’intéressantes perspectives.
Le régime de neutralité fiscale a toujours été conditionnel. Jusque fin 2008, l’opération devait répondre à « des besoins légitimes de caractère économique ou financier ». L’administration fiscale a toujours considéré que c’était au contribuable de faire la prevue de ces besoins légitimes, jusqu’à ce que la Cour de cassation lui donne tort fin 2007, en décidant que c’est à l’administration d’établir que l’opération ne répond pas à de tels besoins2 .
Le législateur de 2008 a complètement réécrit la disposition antiabus, en reprenant mot à mot celle de la directive. D’après le nouveau texte3 , l’opération « ne peut avoir comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales. Le fait que l’opération n’est pas effectuée pour des motifs économiques valables, tels que la restructuration ou la rationalization des activités des sociétés participant à l’opération, permet de présumer, sauf preuve contraire, que cette opération a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales ».
Il est clair, désormais, que la neutralité de la restructuration est la règle, et qu’elle ne peut être refusée que si l’administration prouve que l’opération a un objectif principal de « fraude » ou d’« evasion » fiscale.
L’hypothèse d’une restructuration poursuivant un but de fraude fiscale paraît très théorique. La notion « d’évasion fiscale » n’est pas définie par la directive mais la Cour européenne de justice a précisé que toute recherche d’un avantage fiscal n’est pas nécessairement une évasion fiscale : il n’y a évasion fiscale que si la recherche de l’avantage fiscal est abusive. Ce n’est donc qu’à titre exceptionnel, comme l’a indiqué la Cour dans ses arrêts Kofoed4 et Zwijnenburg5 , que la mesure anti-abus peut être invoquée.
La Cour de justice a également précisé6 qu’il n’y a pas « évasion fiscal » si la restructuration vise à éviter un impôt autre que l’impôt sur le revenu, par exemple le droit d’enregistrement qui serait dû sur les immeubles transférés si l’on avait opté pour une vente des actifs plutôt qu’une absorption sous régime de neutralité.
Cela remet en cause une série de positions longtemps défendues par l’administration fiscale, et permet d’envisager les restructurations d’entreprises en craignant moins le couperet fiscal.
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1. Loi du 11 décembre 2008, M.B. 12 janvier 2009.
2. Cassation, 13 décembre 2007, Pas., n° 632.
3. Code des impôts sur les revenus, article 183bis.
4. C.J.U.E. , 5 juillet 2007, C-321/05, Kofoed, point 38.
5. C.J.U.E., 20 mai 2010, C-352/08, Modehuis A. Zwijnenburg BV, point 45.
6. C.J.U.E., Modehuis A. Zwijnenburg BV, précité.