De nombreuses conventions, souvent de vente, notariées ou non, contiennent des dispositions créant des servitudes qui sont ensuite requalifiées en droit de créance, ou inversement. Voici un rappel succinct des principes applicables et de leurs implications, à la lumière d’une décision récente rendue en la matière.
Les faits du jugement commenté
Dans une affaire ayant donné lieu à un jugement rendu le 3 février 2012, le Tribunal de première instance de Bruxelles a été amené à rappeler les principes permettant de distinguer une servitude d’un droit de créance.
Le cas d’espèce concernait un couple propriétaire d’une parcelle de terrain faisant face à ce qui était un restaurant. Sans avoir fait l’objet d’aucune convention d’aucune sorte, cette parcelle avait été utilisée pour divers usages depuis les années 40, notamment comme plaine de jeux et aire de piquenique, par des tiers autres que ses propriétaires. Depuis les années 70 et la généralisation de l’usage de l’automobile, cette parcelle était devenue, de fait, un parking pour la clientèle du restaurant d’en face, qui avait connu plusieurs enseignes et propriétaires au cours de son histoire.
Suite à un énième rachat du restaurant, le nouveau tenancier avait décidé d’aménager le parking en le délimitant, en le dotant d’un éclairage et en installant une signalisation. A cette occasion, les propriétaires de la parcelle sortirent de leur « léthargie » et intentèrent une action en expulsion pour occupation sans titre ni droit. Le restaurateur fit quant à lui fait valoir l’existence d’une servitude créée par prescription acquisitive trentenaire.
Servitude ou droit de créance ?
Dans son jugement précité, le Tribunal de première instance a adéquatement synthétisé les principes applicables.
Premièrement, le Tribunal rappelle qu’aux termes de l’article 686 du Code civil, les propriétaires fonciers peuvent établir « telles servitudes que bon leur semble », pourvu néanmoins que le service établi ne soit imposé ni à la personne, ni en faveur de la personne, mais seulement à un fonds et pour un fonds.
Le Tribunal souligne toutefois, dans la droite ligne de la jurisprudence constante de la Cour de cassation depuis 1952, que l’article 686 ne doit pas être pris dans son sens littéral : même si un service foncier profite toujours à des personnes, il y a servitude et non droit personnel de créance dès que « le service est en rapport direct et immédiat avec l’usage et l’exploitation d’un fonds, n’eût-il d’autre effet que d’accroître la commodité de cet usage ou cette exploitation ».
Le Tribunal rappelle enfin que le juge du fond dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation pour décider si le service constitue une servitude ou un droit de créance, ce qui est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, pourvu qu’il ne méconnaisse pas la notion légale de servitude.
Le Tribunal met ainsi en lumière les 3 éléments constitutifs de toute servitude : il faut qu’il y ait (i) deux fonds appartenant à des propriétaires différents, (ii) un rapport de fonds à fonds quant au service, et (iii) une certaine utilité pour l’un des fonds, le fonds dominant.
Sur base de ces principes, le Tribunal a souverainement considéré, à bon droit selon nous, que les éléments de fait de la cause montre que l’affectation de la parcelle à usage de stationnement n’est pas permanent dans le temps et a été faite par les exploitants du restaurant eux-mêmes, seulement guidés par « l’esprit de lucre et les avantages financiers qui peuvent résulter de la faveur accordée à la clientèle ». En d’autres termes, le Tribunal a considéré que le service était en rapport direct et immédiat, non avec l’usage et l’exploitation du fonds, mais bien avec l’usage et l’exploitation du restaurant, concluant que cette affectation ne constituait pas une servitude.
Difficultés d’appréciation
Il faut reconnaître qu’en raison du pouvoir souverain du juge, il est assez malaisé de pouvoir tirer des principes généraux d’une jurisprudence qui, en la matière, peut être très disparate, les juridictions s’attachant en outre à justifier leur décision par l’interprétation de la commune intention des parties, concept malléable s’il en est.
Deux exemples très illustratifs tirés de la jurisprudence des juges de fond suffisent à s’en convaincre.
Dans une première affaire, un propriétaire avait décidé de vendre une partie enclavée d’un terrain lui appartenant. L’acte de vente stipulait que « les biens vendus étant totalement enclavés, les vendeurs ont par les présentes concédé une servitude de passage en faveur de [l’acquéreur], qui accepte. La servitude [est] perpétuelle et irrévocable et devra être respectée par tous tiers détenteurs de la propriété appartenant actuellement [aux vendeurs] » (souligné par nous). Le Tribunal a cependant considéré que, malgré la qualification expresse de servitude, les pièces du dossier montraient que la volonté des parties était de ne conférer ce droit de passage qu’au seul acquéreur, à titre personnel, rejetant ainsi la qualification de servitude (Civ. Namur, 9 février 1998, confirmé en cassation). La juridiction a également relevé que l’acte indiquait expressément que la servitude était octroyée en faveur d’une personne, ce qui n’est cependant pas significatif dans la jurisprudence de la Cour de cassation.
Dans une seconde affaire, un propriétaire avait également décidé de vendre une partie de son terrain, mais en se réservant quant à lui la partie enclavée. Dans cette espèce, l’acte de vente n’évoquait expressément aucune servitude, mais une clause stipulait que le vendeur pourra passer gratuitement sur le terrain vendu, à pied, avec animaux ou véhicules. Le Juge de paix a, cette fois-ci, souverainement considéré que cette clause devait s’interpréter comme constitutive d’une servitude de passage. (J.P. Nivelles, 6 décembre 1986).
Implications
Malgré la jurisprudence dissonante en la matière, il ne faut pas perdre de vue les implications parfois substantielles d’une qualification par rapport à l’autre. Pour se limiter à n’en citer que l’une ou l’autre parmi les plus importantes, soulignons les suivantes :
- le bénéficiaire d’une servitude dispose d’un droit de suite en la forme d’une action réelle dite confessoire, qui lui permet de protéger son titre et se prescrit par 30 ans (au lieu de 10 ans pour une action personnelle) ;
- une servitude ne peut être établie que par le propriétaire du fonds (ou le titulaire d’un droit réel suffisant sur le fonds), alors qu’un droit personnel pourrait fort bien, par exemple, être octroyé par un locataire ;
- une servitude étant un droit immobilier, elle n’acquière d’opposabilité générale aux tiers que du moment où elle a été transcrite dans le registre hypothécaire, ce qui suppose un acte authentique ; et
- une servitude est un droit essentiellement accessoire qui dépend du fonds auquel il s’attache. Il est donc impossible, notamment, de céder le fonds dominant sans céder en même temps la servitude et, contrairement à ce que l’on pense généralement, même si la servitude n’est pas reproduite dans l’acte de vente (ce que la pratique notariale tend cependant à généraliser), cette servitude est opposable à tous les acquéreurs successifs tant du fonds dominant que du fonds servant.
Conclusion
La seule recommandation qui puisse être faite afin de minimiser les risques de requalification, dans un sens comme dans l’autre, est d’être extrêmement attentif aux termes utilisés lors de la rédaction des clauses octroyant, selon la volonté des parties, une servitude réelle ou un droit personnel de créance. La consultation d’un spécialiste rompu aux différentes jurisprudences locales sera indéniablement un atout.