Par un arrêt du 14 novembre 2012, la Cour constitutionnelle a dit pour droit que l’article 17 de la loi sur les baux commerciaux ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution (principe d’égalité et interdiction de discrimination), en tant qu’il institue un régime plus restrictif en matière d’occupation personnelle pour les sociétés de capitaux (SA) que pour les sociétés de personnes (SPRL). Cette décision qui ne résout rien au problème sous-jacent, appelle une modification législative.
Une procédure strictement balisée par la loi
La loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux donne au locataire commercial le droit d’obtenir le renouvellement de son bail à trois reprises, moyennant le respect de règles prescrites à peine de déchéance.
Le droit du preneur au renouvellement de son bail n’est cependant pas absolu. En effet, le bailleur peut refuser le renouvellement pour une des raisons énoncées à l’article 16.I de la loi, étant entendu que, dans certaines hypothèses, il devra cependant verser une « indemnité d’éviction » au preneur.
Parmi ces raisons, figure ce que l’on appelle « l’occupation personnelle » des lieux loués, notion qui vise non seulement le bailleur mais aussi ses proches. Sont aussi visées les « sociétés de personnes », notamment les SPRL, dans lesquelles le bailleur ou ses proches sont soit associés actifs soit détenteurs d’au moins 3/4 du capital. En pareille hypothèse, le bailleur ne devra pas verser d’indemnité d’éviction s’il n’exerce pas de commerce similaire dans l’immeuble.
A noter que le bailleur peut toujours refuser le renouvellement sans raison, mais il est, dans ce cas, redevable d’une lourde « indemnité d’éviction » correspondant à trois années de loyer, « majorée éventuellement des sommes suffisantes pour assurer une réparation intégrale du préjudice causé » (article 16.IV).
Restriction applicable aux sociétés de capitaux
S’agissant des bailleurs qui sont des personnes morales, la loi établit un régime spécifique en ce qui concerne les « sociétés de capitaux », notamment les SA. L’article 17 dispose en effet que le refus de renouvellement « ne peut être opposé qu’en vue de transférer dans les lieux loués le siège principal de l’exploitation du bailleur ou d’agrandir ce siège principal de l’exploitation s’il est situé dans les lieux voisins ».
Ainsi donc, la loi sur les baux commerciaux traite de manière différente les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux lorsqu’il s’agit d’apprécier leur occupation personnelle des lieux loués. Les sociétés de capitaux doivent nécessairement y installer leur siège principal d’exploitation, alors que pour les sociétés de personnes, le régime est plus souple : elles peuvent refuser le renouvellement du bail pour installer, par exemple, une simple succursale dans les lieux.
Le litige sous-jacent
Récemment, les dispositions ci-dessus ont fait l’objet d’un recours préjudiciel devant le Cour constitutionnelle sur pied des articles 10 et 11 de la Constitution qui disposent que les Belges sont égaux devant la loi et que la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination.
L’espèce ayant donné lieu au recours préjudiciel concernait un refus de renouvellement de bail commercial au motif que le bailleur, une société de capitaux (SA), entendait occuper les lieux loués personnellement. Le preneur avait porté l’affaire devant le juge de paix, arguant que le bailleur, en tant que société de capitaux, ne pouvait refuser le renouvellement du bail que dans le respect de la condition énoncée à l’article 17, laquelle n’était pas remplie en l’espèce. Le bailleur faisait valoir que l’article 17 introduisait une discrimination entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux, contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution. Avant de trancher le litige, le juge de paix avait décidé d’interroger la Cour constitutionnelle sur cette question (question préjudicielle).
Le point de vue du bailleur
Le bailleur soutenait que, de plus en plus, les SA et les SPRL étaient devenues les modalités ouverte et fermée d’une seule et même forme sociétaire. En effet, dans le contexte de l’unification européenne à laquelle avaient été soumises ces deux formes de société, les autres différences se réduisaient peu à peu. La différence entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux n’avait donc plus de fondement légal, était purement théorique et n’était plus conforme à la réalité. Ces deux catégories de personnes morales étaient donc comparables pour ce qui concerne un contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution.
Le bailleur soulignait en outre que l’intention du législateur était d’éviter que des sociétés de capitaux « riches » achètent partout des succursales et mettent fin au bail par application du droit de reprise pour cause d’occupation personnelle. Ces considérations ne justifiaient toutefois pas qu’il faille traiter de manière différente les sociétés de capitaux et les sociétés de personnes sur le plan du refus du renouvellement de bail pour cause d’occupation personnelle. Tout d’abord, la différence entre les sociétés de capitaux et les sociétés de personnes n’était plus pertinente et était dépassée. Ensuite, les SPRL pouvaient être aussi « riches » et importantes que les SA. Enfin, le but de l’article 17 se trouvait vidé de sa substance par l’application de l’article 12 de la loi, puisque la Cour de cassation avait décidé que l’article 17 ne s’appliquait pas lorsqu’en cas de vente de l’immeuble, le nouveau propriétaire souhaitait donner congé au preneur pour cause d’occupation personnelle.
La position de la Cour constitutionnelle
La Cour a rejeté le point de vue du bailleur.
Elle a tout d’abord estimé que la différence de traitement entre les sociétés de capitaux et les sociétés de personnes était fondée sur un critère objectif, à savoir la nature de la société.
Elle a ensuite jugé que les travaux préparatoires de la loi sur les baux commerciaux faisaient ressortir que le législateur entendait à la fois assurer une certaine stabilité au preneur d’un fonds de commerce et trouver un point d’équilibre entre les intérêts du preneur et ceux du bailleur.
En ce qui concerne la limitation de la possibilité, pour les bailleresses qui sont des sociétés de capitaux, de refuser un renouvellement de bail pour cause d’occupation personnelle, elle a estimé que les articles concernés de la loi sur les baux commerciaux visaient à éviter que l’exercice du droit de reprise donne lieu à des abus, favorise la spéculation ou permette à des sociétés de capitaux exploitant des commerces à succursales multiples de multiplier leurs succursales au détriment de détaillants établis.
Au droit du preneur au renouvellement du bail, s’oppose le droit du bailleur de refuser le renouvellement. A cet égard, le bailleur a le choix entre l’article 16.I (dans le litige sous-jacent, sans paiement d’une indemnité d’éviction) et l’article 16.IV de la loi (moyennant le paiement d’une indemnité d’éviction). La limitation de l’article 17 de la loi sur les baux commerciaux s’applique uniquement pour le refus de renouvellement pour cause d’occupation personnelle. Ainsi donc, selon la Cour, une société de capitaux a toujours la possibilité d’échapper à la limitation de l’article 17 moyennant le paiement d’une indemnité d’éviction de trois ans.
Un raisonnement critiquable
En conclusion, selon la Cour constitutionnelle, la différence de traitement est pertinente et raisonnablement justifiée par rapport au but poursuivi par le législateur. Elle considère tout d’abord qu’en limitant, conformément à l’article 17, le droit de refuser le renouvellement du bail aux cas où la bailleresse qui est une société de capitaux déplace ou agrandit son siège principal vers les lieux loués, on empêche la bailleresse qui est une société de capitaux d’abuser de son droit. Ensuite, elle estime que les motifs de refus de l’article 16 de la loi sur les baux commerciaux ne sont pas impératifs, de sorte que le bailleur qui est une société de capitaux a toujours la possibilité d’exclure, dans le contrat de bail, un ou plusieurs de ces motifs de refus.
A vrai dire, cette deuxième raison laisse perplexe. En effet, on n’aperçoit pas en quoi le fait de (pouvoir) renoncer dans le bail à l’un des motifs de refus de renouvellement prévus à l’article 16.I résout la problématique de discrimination soulevée par le bailleur.
Quant à la première raison (« éviter les abus »), on peut certes la comprendre, même si elle participe d’une vision quelque peu caricaturale – et à vrai dire archaïque – des intérêts en présence dans le monde du retail : à l’heure des enseignes à points de vente multiples, disposant de moyens parfois considérables, le « méchant capitaliste », si tant est qu’il faille souscrire à ce critère de distinction, est-il vraiment toujours du côté du bailleur ?
Quoiqu’il en soit, en validant la différence de traitement instituée par l’article 17, la Cour constitutionnelle ne résout rien de l’illogisme mis en évidence par le bailleur. En effet, il faut bien admettre que les raisons qui fondent le régime applicable aux sociétés de capitaux, valent tout aussi bien à l’égard des sociétés de personnes fortement capitalisées.
Il est sans doute temps pour le législateur fédéral de se saisir du sujet et – si tant est que le maintien du régime dérogatoire de l’article 17 lui semble encore justifié – de prévoir que cette disposition s’appliquera dorénavant non pas aux sociétés de capitaux mais bien aux sociétés dépassant certains critères de taille. Ce ne serait pas la première fois que notre droit adopterait une telle approche. Ainsi, en droit des sociétés, la notion de « petite société » se trouve-t-elle codifiée de manière précise (article 15 du Code des sociétés). Il s’agit de la société qui n’excède pas certains seuils en termes d’emplois, de chiffre d’affaires et de total de bilan. A ces petites sociétés s’appliquent certaines règles spécifiques. Au regard de la matière des baux commerciaux, il faudrait évidemment s’interroger sur la pertinence des seuils, voire même des critères, fixés par le Code des sociétés. Mais l’approche retenue nous paraît avoir le mérite d’aller à la rencontre de la réalité économique, la seule qui importe en l’espèce.