Le 14 mars, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu deux arrêts fort attendus en matière d’interdiction du port de signes religieux visibles au travail et de discrimination. Le premier arrêt découlait d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation belge et le second d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation française.
Dans le présent e-zine, nous vous résumons ces arrêts et les enseignements que vous pouvez en tirer dans la gestion de ces questions sensibles au sein de votre entreprise.
Affaire C-157/15, G4S Secure Solutions
L’affaire belge oppose G4S, une entreprise privée fournissant notamment des services de réception et d’accueil de clients, à l’une de ses ex-employée.
En l’espèce, l’employée avait été engagée en février 2003 comme réceptionniste. A l’origine, elle ne portait pas le foulard islamique pendant ses heures de travail. En avril 2006, elle avait informé son employeur qu’elle avait l’intention de porter le foulard au travail. La direction lui avait répondu que cela ne serait pas toléré car c’était contraire à la neutralité souhaitée par l’entreprise dans ses contacts avec ses clients. A l’époque, la règle avancée par G4S était non écrite.
Fin mai 2006, le conseil d’entreprise de G4S a approuvé une modification du règlement de travail qui prévoyait avec effet au 13 juin 2006 qu’ «il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle».
L’employée est licenciée avec indemnité de préavis le 12 juin 2006 en raison de son refus de retirer son foulard. Devant le Tribunal puis la Cour du travail d’Anvers, elle réclamait une indemnité égale à 6 mois de rémunération pour violation de la loi anti-discrimination ou (à titre subsidiaire) des dommages et intérêts pour abus du droit de licencier.
Ses demandes ont été rejetées et un pourvoi en cassation a été introduit. La Cour de cassation a alors saisi la CJUE d’une question préjudicielle afin de savoir si l’interdiction de porter le foulard islamique, qui découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue une discrimination directe.
La CJUE rappelle premièrement que la notion de religion doit être interprétée comme couvrant tant le fait d’avoir des convictions religieuses que la liberté de les manifester.
Ensuite, la CJUE constate que la règle interne de G4S traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, de sorte qu’elle n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions.
La CJUE considère ensuite que ladite règle pourrait en revanche instaurer une différence de traitement indirectement fondée sur la religion, c’est-à-dire une pratique apparemment neutre mais qui aboutit en fait à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion donnée. Pareille distinction serait constitutive d’une discrimination indirecte si elle n’est pas justifiée par un objectif légitime ou si les moyens de réaliser cet objectif ne sont pas appropriés et nécessaires.
A cet égard, la CJUE pose les principes suivants:
- La volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients privés ou publics constitue un but légitime.
Ceci avait déjà été confirmé par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Eweida c. Royaume-Uni du 15 janvier 2013.
- L’interdiction du port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité. Le juge belge devra toutefois vérifier si l’employeur avait bien établi, préalablement au licenciement, une politique générale et indifférenciée à ce sujet.
- L’interdiction doit viser uniquement les travailleurs en relation avec des clients. Ce n’est que dans ce cas qu’elle pourra être considérée comme strictement nécessaire au but poursuivi.
- Il convient enfin de vérifier si G4S aurait pu proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec des clients plutôt que de licencier l’employée. La CJUE admet qu’il faut tenir compte, dans cet examen, des contraintes inhérentes à l’entreprise et qu’il ne faut pas que cette dernière subisse une charge supplémentaire.
Affaire C-188/15, Bougnaoui et ADDH
Dans cette affaire, une future employée de Micropole avait rencontré un représentant de l’entreprise lors d’une foire étudiante. Il lui avait été indiqué à cette occasion que le port du foulard islamique risquait de poser problème lorsqu’elle serait en contact avec des clients. Elle avait ensuite effectué un stage de fin d’études pendant lequel elle portait d’abord un bandana puis le foulard islamique. A la fin de son stage, elle avait été engagée par Micropole.
Suite à une plainte d’un client, l’employeur avait réaffirmé le principe de nécessaire neutralité à l’égard de sa clientèle et avait demandé à l’employée de retirer son foulard, ce à quoi cette dernière s’était opposée. Elle a été licenciée pour cette raison et a contesté son licenciement devant les juridictions françaises.
La Cour de cassation a saisi la CJUE et lui a demandé si la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte un foulard islamique peut être considérée comme une «exigence professionnelle essentielle et déterminante». En effet, la directive anti-discrimination admet que les Etats membres puissent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à la religion ne constitue pas une discrimination si cette caractéristique constitue une «exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée».
La question était donc différente de celle posée par la Cour de cassation belge. Toutefois, la CJUE va dans un premier temps rappeler les principes dégagés dans l’arrêt G4S.
Ensuite, la CJUE rappelle que ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante. En effet, cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice d’une activité professionnelle. A cet égard, la Cour répond clairement que «la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive».
Que pouvez-vous retenir de ces deux arrêts?
- La simple demande d’un client ne permet pas à un employeur privé de justifier l’interdiction du port de signes religieux.
- En revanche, l’image de neutralité souhaitée par un employeur vis-à-vis de ses clients pourrait lui permettre de justifier une interdiction du port de signes religieux.
- Si un employeur veut instaurer cette interdiction:
- Il devra introduire une politique générale et indifférenciée à ce sujet, c’est-à-dire viser toutes les signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuse.
Cette politique devrait en outre être confirmée par écrit, par exemple dans le règlement de travail, et les travailleurs doivent en être informés.
- L’interdiction doit viser uniquement les travailleurs en relation avec des clients et pas, par exemple, les travailleurs «back office».
- Avant de licencier un travailleur pour ce motif, l’employeur devra vérifier s’il ne peut pas lui assigner un autre poste pour lequel il n’y aurait pas de contacts visuels avec les clients.